Cette année, les garde-côtes italiens ont déjà secouru plus de 30 000 personnes en Méditerranée, faisant preuve de courage, de compassion et d’efficacité. Ils méritent la reconnaissance de l’Afrique car un grand nombre des survivants viennent du continent. L’an dernier, plus d’un million de personnes ont traversé la Méditerranée pour se rendre en Europe et beaucoup l’ont fait en passant par l’Italie. Ce nombre est beaucoup plus important que celui des années précédentes. En effet, 68 % de ces personnes venaient de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak et du Pakistan. Dans les dix premières nationalités représentées, il y a seulement une seule nationalité africaine sur dix. Frontex, l’agence européenne chargée de la question, reconnaît que le nombre de migrants irréguliers en provenance d’Afrique est minime en comparaison avec les arrivées régulières.
La dimension humanitaire associée à ces récentes évolutions présente malheureusement des similitudes avec le phénomène des « boat people » ayant cherché asile en Amérique du Sud ou en Australie, ou ayant traversé les mers de Chine méridionale, d’Andaman, Égée ou encore la mer Rouge. Au cours de l’histoire, les navires n’ont pas seulement été utilisés pour explorer de nouveaux territoires ou pour le commerce. Les migrations sont depuis bien longtemps des usages pour les navires.
Les mouvements de migrants sont normalement comptabilisés en termes de nationalités et de papiers d’identité. Mais le phénomène précède les frontières territoriales modernes; en effet, de nombreux mouvements migratoires ont contribué à les délimiter. Ainsi est-il indispensable d’avoir un sens de l’histoire pour comprendre la complexité de la mobilité des êtres humains.
Selon les statistiques officielles, 250 millions de personnes vivent actuellement hors de leur pays d’origine. Cependant, rien qu’entre 1846 et 1940, environ 50 millions d’Européens sont partis vers les Amériques. Un plus grand nombre d’Européens se sont déplacés vers d’autres parties du monde depuis. Il est donc intéressant de mettre en perspective le nombre d’Africains associés à la perception actuelle d’un «raz-de-marée». Selon les données des Nations Unies, les Africains représentent 8,5 % de ces 250 millions. En Europe, le chiffre se situe légèrement au-dessus de 9 millions. Pour un continent d’environ 1 milliard d’habitants, cela signifie l’équivalent de 0,9 % de la population.
En fait, la plupart des migrants Africains se déplacent vers d’autres pays africains. Le continent a les plus hauts niveaux de migration intracontinentale du monde entier. En dépit des nombreuses limitations qui entravent l’intégration régionale, la mobilité humaine progresse bien en Afrique. À la lumière des nouveaux changements démographiques, les jeunes Africains communiquent, ont un meilleur accès au transport et ont moins le sens de la rigidité territoriale que leurs parents. Cette tendance est universelle. Lors du récent vote « Brexit » du Royaume-Uni, comme dans de nombreux autres pays industrialisés où les populistes font pression en faveur des prises de position anti-migrants, les jeunes ont voté massivement en faveur de la diversité et de l’intégration. Malheureusement, dans ces pays, les personnes âgées ont été convaincues que leur mode de vie était menacé par les migrants. Tout spécialiste ou citoyen bien informé sait pourtant qu’il s’agit du contraire.
Permettez-moi de m’attarder d’abord sur les raisons pour lesquelles les gens quittent l’Afrique, avant de procéder à une évaluation des avantages de la migration.
Chaque expérience d’industrialisation réussie a provoqué des mouvements démographiques. La plupart du temps en direction des nouveaux centres de production, mais pas toujours. De nombreux facteurs influencent le comportement humain et connaître le contexte sociologique permettrait de déterminer quelles sont les franges de la population à la recherche d’échanges et d’interaction au-delà de leurs frontières.
La Chine a vu partir près de 10 millions de migrants durant la récente période de boom économique. Selon le numéro de The Economist du 9 juillet, «l’exode extraordinaire des citoyens chinois est l’une des tendances les plus marquantes de ces dernières décennies». Ces migrants ont quitté la Chine pour diverses raisons, comme d’autres avant eux. Et comme les Africains continueront certainement à le faire, en dépit d’une forte croissance. La situation des Indiens migrant vers les Émirats Arabes Unis n’est pas différente. Les Mexicains vont aux États-Unis d’Amérique, les Indonésiens en Australie, eux aussi malgré une forte croissance. Pourquoi l’Afrique serait-elle différente?
L’ambition n’est pas la seule cause de la migration. Beaucoup sont obligés de partir parce qu’ils sont dans une situation de désespoir. Les conflits provoquant de lourdes pertes ont augmenté de manière significative au cours des six dernières années sur le continent. Ils sont principalement associés au terrorisme. Les attaques imputables à des mouvements religieux radicaux ont augmenté de 300 % depuis 2009. L’exclusion de certains groupes sociaux est devenue le plus gros problème de gouvernance auquel l’Afrique doit faire face. Les sociétés pastorales sont particulièrement affectées car elles ont peine à s’adapter à l’urbanisation rapide et à la croissance des services dans l’économie. Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime qu’environ 14 millions d’Africains sont dans une situation préoccupante, soit le plus grand nombre depuis le début de la compilation de statistiques à cet égard.
Les opportunités en Afrique même se sont aussi avéré insaisissables pour certains, qui ont été expulsés par d’autres Africains. Depuis l’indépendance, des pays africains ont expulsé d’autres Africains à 35 reprises. Ce manque d’acceptation font qu’un voyage par-delà les mers reste dangereux, mais avec un plus grand potentiel d’attraction.
Il existe aussi des Africains éduqués qui prennent l’avion au lieu de traverser le désert en camionnette ou de naviguer sur des embarcations de fortune. Un diplômé universitaire sur six trouve un moyen de sortir de son pays d’origine, ce qui fait que le nombre de migrants africains instruits est surprenant. Les gens hautement qualifiés ne représentent que 3 % de la population active de l’Afrique, mais 35 % des nouveaux migrants quittant le continent. Cela explique en partie pourquoi les envois de fonds continuent d’augmenter, atteignant 71 milliards de dollars l’année dernière, soit plus de 4 % du PIB combiné du continent.
De façon générale, les Africains n’ont pas une perception négative des migrations. L’inconscient collectif n’a pas oublié les 12 millions d’esclaves déplacés de force vers les Amériques, ainsi que d’autres mouvements de traite d’esclaves, moins connus mais aussi importants, vers l’Arabie et l’Inde. En comparaison, ils s’attendent à ce que les flux actuels soient traités avec la solidarité promise dans les déclarations des droits de l’homme. Le nombre actuel de migrants africains étant si peu élevé en comparaison, comment expliquer l’inquiétude croissante, presque hystérique, qui entoure ce sujet?
La démographie mondiale évolue si vite qu’il est impossible de maintenir les modes de distribution de la richesse auxquels nous nous sommes habitués. Il est difficile de démontrer aux régimes politiques que l’austérité ne résoudra pas le double problème d’un fort endettement et du vieillissement de la population. La majorité des pays fortement endettés font aussi face au défi structurel du vieillissement de leur population.
Dans environ deux mois, le 21 septembre prochain, le Japon célébrera sa Journée Nationale du respect des personnes âgées, durant laquelle plus de 30 000 citoyens seront félicités pour leur 100e anniversaire. Ils se joindront à 31 000 autres centenaires honorés avant eux. L’accélération de la courbe des âges est si dramatique au Japon qu’en 2025, les dépenses de santé augmenteront de 70 %, les soins à domicile de 160 % et les pensions de 40 %. Actuellement, un Japonais sur quatre est âgé de plus de 65 ans, la population active – malgré une élévation de l’âge de la retraite – diminuera au cours des 40 prochaines années pour être ramenée aux niveaux des années 50. Cependant, un défi plus important surgit à l’horizon: la dette nationale, qui représente déjà 240 % du PIB.
Les uns après les autres, les pays d’Europe sont confrontés à un déficit similaire de main-d’œuvre et, donc, de contributeurs potentiels à la sécurité sociale et à la consommation. En Europe, le ratio moyen de la dette au PIB est bien au-dessus de 100 %. Ce poids de la dette touche une population qui risque de voir le nombre total de décès supérieur de 63 millions au nombre de naissances d’ici à 2050. Même si la projection nette des migrants arrivant en Europe est maintenue à 31 millions pendant cette même période, la population sera toujours réduite de 32 millions. Comme au Japon, un quart de la population est déjà âgée de plus de 65 ans. En 2050, si les tendances se maintiennent, les personnes âgées de plus de 65 ans représenteront précisément 65 % de la population. Qui peut croire que l’austérité diminuera, d’elle-même, avec la crise actuelle?
En République de Corée, la société la plus robotisée au monde, on se fait à l’idée que les robots ne résoudront pas le problème du vieillissement. La mentalité du «lien par le sang» cède petit à petit la place à l’acceptation de la migration. Après tout, les robots ne contribuent pas à la sécurité sociale. Jasmine Lee, née aux Philippines, est la première députée d’éthnie non-coréenne à être élue à l’Assemblée nationale, faisant ainsi tomber des barrières qui existaient depuis très longtemps. La Chine devra elle aussi faire face au vieillissement de sa population. En Chine, la richesse actuelle par habitant équivaut à celle du Japon au début des années 70, mais on assiste déjà à une diminution de la main d’œuvre.
Contrairement à bon nombre de leurs partenaires, l’Afrique et l’Inde seront un «réservoir» de jeunes. Les pessimistes malthusiens doivent envisager l’avenir avec les caractéristiques qu’il est susceptible d’avoir et non avec celles connues aujourd’hui. Le boom démographique de l’Afrique doit être considéré comme faisant partie du potentiel du continent. Les dirigeants africains devraient néanmoins être conscients que la confiance des Africains dépendra des investissements faits en faveur du capital humain. Il n’y a aucune Terre promise dans le monde sans travail et stratégie.
Qui dit migrations internationales dit liaisons transfrontières: les liens qui unissent les pays d’origine et d’accueil sont un aspect important de l’expérience migratoire, aussi bien aujourd’hui que durant les précédentes périodes de migration. Autrefois qualifiés de «déracinés», les migrants sont désormais appelés, avec plus de sensibilité, des « transnationaux », le résultat d’études soulignant la façon dont les migrations internationales ignorent les frontières nationales pour établir tout un ensemble de connexions transfrontalières dynamiques. Aucun mur, peu importe où qu’il soit érigé dans le monde, ne dissuadera une telle tendance.
L’amélioration des taux d’alphabétisation, des transports, des TIC et des infrastructures publiques au cours du siècle dernier a influencé de façon significative la migration et la connectivité sociale transnationale et vice-versa.
Les envois de fonds par les migrants vers les pays en développement sont substantiels (deuxième plus grande source de financement du développement après les investissements directs étrangers), ils sont en hausse (augmentation de près de 100 % entre 1999 et 2004), ils sont stables (avec moins de volatilité que les flux du marché des capitaux ou l’aide au développement) et ils ne nécessitent pas le paiement d’intérêts ou d’indemnités forfaitaires. Les envois de fonds ne pourront toutefois, à eux seuls, éliminer les obstacles structurels à la croissance économique.
Selon une vision plus optimiste, les migrants serviraient de passerelles ou de connecteurs, permettant l’accès aux marchés, aux sources d’investissement et à l’expertise, tout en contribuant à instaurer un débat public, à articuler des plans de réforme et à mettre en œuvre des réformes et de nouveaux projets. La perspective selon laquelle les migrants perdraient les liens avec leur identité d’origine fait désormais place à la nouvelle réalité des individus agrégeant de nouvelles identités à leurs originaux. Les migrants sont en train d’acquérir des compétences cosmopolites. Ils vivent à l’ère de Skype, de Viber et de WhatsApp.
L’écrasante majorité de la population mondiale obtient sa nationalité de son lieu de naissance. Il n’y a pas de doute que, dans le monde inégal d’aujourd’hui, le fait d’avoir une nationalité donnée offre à certains des privilèges et des opportunités qui sont refusés à d’autres. L’obtention de privilèges selon de tels critères, somme toute, arbitraires va à l’encontre de la pratique dans presque toute autre forme de vie sociale organisée. Il existe de nombreux exemples de lois appliquées à travers le monde pour assurer l’égalité des chances. Le droit acquis à la naissance est-il une sorte de droit comme l’héritage, ou plutôt une loterie?
Au vu des arguments avancés ci-dessus, vous constaterez que la migration semble être coincée dans une catégorie qui ne suit ni la logique, ni les droits, ni même la décence. Il faut sortir de ce dilemme.
Les institutions africaines devraient-elles ouvrir la voie? L’Afrique peut-elle donner l’exemple?
*Basé sur mon discours prononcé durant la 27e session du Conseil Exécutif de l’Union africaine à Kigali, le 13 juillet 2016