Les pays africains sont dans une période de croissance sans avoir su pour autant réaliser leur potentiel industriel. Cela s’explique par plusieurs facteurs historiques, internes et externes mais, plus que toute autre chose, par l'échec des politiques appliquées en Afrique, qui lui étaient souvent imposées. On épinglera à cet égard les séquelles du colonialisme, qui a laissé pour héritage des institutions et des infrastructures conçues pour maximiser l'extraction des ressources du continent, et les programmes d'ajustement structurel imposés de l'extérieur, qui ont eu des effets particulièrement négatifs sur l’accumulation technologique, la mise en valeur du capital humain et la performance du secteur manufacturier.
Laissant ce passé derrière elle, l'Afrique peut œuvrer aujourd'hui à transmettre autre chose aux générations futures. Les mutations politiques et économiques majeures survenues au cours des cinquante dernières années ont changé les structures de pouvoir au niveau mondial, reconfiguré les relations internationales, distendu les vieilles hégémonies – et permis à de nouvelles d’émerger – et amené une révision profonde des modèles de développement. Si elles représentent pour l'Afrique une occasion extraordinaire d’émerger comme puissance économique mondiale, ces mutations constituent aussi un vrai défi. En effet, il n’y aura pas d’émergence sans leadership, sans vision et sans stratégies de développement à long terme. Pour exploiter son potentiel, et compte tenu de sa trajectoire ascendante actuelle et du nouvel état d’esprit que cela lui confère, l'Afrique doit définir et piloter elle-même son programme de développement. Individuellement et collectivement, les pays africains doivent entamer une transformation audacieuse, fondée sur une industrialisation massive, pour s’attaquer au chômage des jeunes, à la pauvreté et aux inégalités entre les sexes.
Les pays africains ont une occasion réelle de promouvoir la transformation économique par un processus d'industrialisation reposant sur les matières premières, en mettant à profit les ressources dont le continent est richement doté et les cours élevés de ces ressources, ainsi que la réorganisation du processus mondial de production. Tirer un parti maximal des matières premières du continent pour industrialiser l’Afrique veut dire ajouter une plus-value aux matières premières « soft » et « hard » (agricoles et non agricoles) et développer les liens en amont et en aval du secteur des produits de base. L’industrialisation créera de l’emploi, du revenu et des bénéfices pécuniaires et non pécuniaires. Les pays africains tireront un avantage de la diversification des capacités technologiques, de l’élargissement des compétences disponibles et de l’approfondissement des structures industrielles de chaque pays.
L’expérience des pays riches en ressources nous montre qu’une industrialisation fondée sur les matières premières est de l’ordre du possible malgré toutes les critiques, qui se résument à trois grands arguments: ce serait une voie tout aussi difficile que n’importe quel autre mode d'industrialisation; les secteurs des produits de base seraient peu susceptibles de promouvoir les liens et les externalités; les secteurs industriels demandeurs de ressources ne seraient pas en concordance avec les dotations en facteurs de production de l'Afrique. Or, c’est le contraire qui semble ressortir de l’expérience récente de pays comme le Venezuela, l’Argentine, la Malaisie et la Thaïlande, l’Australie, la Norvège et l’Écosse, ainsi que de l’expérience plus ancienne de la Suède, de la Finlande et des États-Unis. S’agissant des pays africains, il faudra, pour réussir, bien comprendre les facteurs essentiels qui influent sur l’établissement de liens en particulier et sur l'industrialisation fondée sur les ressources en général, et reconnaître qu'il n’existe pas de solution universelle. Une transformation modernisée des matières premières suppose des politiques propices, des capacités suffisantes du côté des entreprises locales et des cadres réglementaires au niveau sectoriel. À cet égard, des politiques interventionnistes de l'État seront essentielles et les initiatives qui seront prises à l’échelle du continent offriront la possibilité de s’attaquer à certains problèmes.
Quelques pays du continent ont réalisé des progrès pour ce qui est des liens en amont et en aval avec les secteurs des matières premières énergétiques et agricoles. Le secteur éthiopien du cuir et le secteur nigérian du pétrole constituent de bons exemples de liens qui, outre qu’ils se développent, donnent lieu à des activités à haute valeur ajoutée. À l’autre bout du spectre, les fournisseurs sud-africains d’intrants et le secteur égyptien du textile et de l’habillement sont des cas de secteurs de production ayant des liens développés en amont et en aval, mais qui peinent à rester compétitifs. Le Ghana et la Zambie se situent quelque part entre les deux: le secteur minier y contribue depuis longtemps et de manière intrinsèque à la croissance socioéconomique. Le Ghana connaît un boom des investissements depuis les années 80 et la Zambie depuis les années 2000. Le principal défi que les pays africains doivent relever aujourd'hui consiste à concevoir et mettre à exécution des politiques industrielles susceptibles de promouvoir l'industrialisation et la transformation économique. Des enseignements importants peuvent être tirés du développement remarquable observé en Chine et dans d'autres pays émergents ces dernières années.
Dans l'édition 2013 de son Rapport économique sur l'Afrique, intitulée Exploiter au mieux les produits de base africains: L’industrialisation au service de la croissance, de l'emploi et de la transformation économique, la Commission économique pour l’Afrique fait valoir qu’une industrialisation massive du continent sur la base de ses matières premières est à la fois impérative, possible et bénéfique. L'Afrique doit à ce stade mettre au point des politiques d’industrialisation spécifiques et empiriques pour que les pouvoirs publics de chaque pays puissent prendre des initiatives aptes à stimuler le développement des liens et à accélérer le processus au sein de chaque pays, secteur ou chaîne de valeur dominante. La création de valeur ajoutée est encore limitée et la profondeur des liens varie de pays à pays, en raison principalement de contraintes propres aux différents pays ou secteurs qui ne peuvent être surmontées par le seul fait des forces du marché. Il est à noter que jusqu'à 90 % du revenu total tiré du café africain, calculé sur la base du prix moyen au détail d'une livre de café torréfié et moulu, va aux pays consommateurs. On voit bien le bénéfice que pourraient faire les pays africains s'ils généraient eux-mêmes la plus-value. Le Kenya a fait sur ce plan un travail remarquable de modernisation et ses sociétés de production de légumes frais ont su pénétrer le marché des exportations à haute valeur ajoutée. La collaboration efficace entre les secteurs public et privé a été cruciale pour l’élaboration et l’application de stratégies d’appui aux processus locaux de mise à niveau. Voilà qui peut servir d’exemple à d'autres pays.
L'avenir économique de l'Afrique sera déterminé par la manière dont le continent concevra et appliquera les politiques industrielles nécessaires pour promouvoir l'industrialisation et transformation économique. Il faut sans tarder s’attaquer aux contraintes et aux goulets d'étranglement dans les infrastructures, faciliter le développement du secteur des produits de base et l’établissement de liens en amont et en aval, encourager la création d'emplois semi ou non qualifiés et dispenser des formations professionnelles à des techniques artisanales plus pointues. En améliorant la coordination dans le secteur privé et entre agriculteurs, cultivateurs, transformateurs et exportateurs, on favorisera la compétitivité systémique tout le long de la chaîne de valeur locale et on mettra les entreprises en mesure de répondre aux exigences des marchés finaux en matière de prix, de qualité et de normes. Les caractéristiques techniques des chaînes de valeur mondiales et la structure de l'industrie doivent être prises en compte au moment de déterminer les stratégies les plus susceptibles d’amener une modernisation au niveau local et de permettre des activités plus rentables et plus durables dans le cadre des chaînes de valeurs mondiales et régionales. Les marchés régionaux peuvent faciliter les liens de production locaux au sein des pays africains et entre eux en ouvrant des possibilités d'apprentissage et en permettant aux entreprises du pays de renforcer, par étapes, leurs capacités de production.
L'Afrique détient environ 12 % des réserves de pétrole du monde, 40 % des réserves d’or et 80 à 90 % des réserves de chrome et de platine. Le continent possède de vastes ressources en terres arables et en bois. Vu l'abondance de ces ressources et la demande mondiale croissante de matières premières, les gouvernements africains sont en train de nouer de nouveaux partenariats porteurs d’investissements infrastructurels accrus et d’acquisitions de compétences et de technologies. Mais l'Afrique peut faire mieux. Plutôt que de se contenter d’exporter leurs matières premières, les pays africains devraient créer de la valeur ajoutée et, ce faisant, promouvoir une croissance soutenue, créer de l'emploi et réaliser la transformation économique.