Carlos Lopes

Afrique: La course du guépard

Le blog de l'ancien Secrétaire exécutif

Les chaînes de valeur mondiales: l’Afrique, usine du monde ?

28 Juin 2013
Les chaînes de valeur mondiales: l’Afrique, usine du monde ?

Pour opérer la transformation radicale qui pourrait permettre aux économies africaines de quitter la catégorie des pays à faible revenu pour celle des pays à revenu moyen, il faudrait qu’ils augmentent la valeur ajoutée aux produits issus de leurs immenses ressources naturelles et agricoles moyennant des activités de transformation et des activités manufacturières inhérentes au passage d’une économie principalement agricole à une économie principalement industrielle. Il est incontestable que les résultats relativement satisfaisants de la croissance en Afrique n’ont guère eu d’effets sur la pauvreté en raison, dans une grande mesure, de la diversification insuffisante des vecteurs de cette croissance et de la prédominance excessive des exportations de produits primaires. En outre, la croissance, au lieu de stimuler l’emploi mais a plutôt accentué les inégalités dans certains pays.

Le fait qu’un véritable processus d’industrialisation ne s’est pas produit sur la plus grande partie du continent africain a privé l’Afrique de la possibilité de connaître un développement dynamique, diversifié et viable. Parmi les pays en développement, les pays asiatiques étant ceux qui ont connu les processus d’industrialisation les plus aboutis, ils offrent à l’Afrique un bon modèle de développement industriel. Certains types de politiques et programmes industriels qui ont bien marché en Asie pourraient être reproduits en Afrique, notamment par une utilisation intelligente des chaînes de valeur mondiales et des zones économiques spéciales.

Les opérations des chaînes de valeur mondiales touchent la division mondiale du travail dans les processus de production et ses effets connexes sur la répartition des revenus et des bénéfices entre les pays participants. En participant aux  chaînes de valeur mondiales, les économies africaines s’offriraient la possibilité d’échapper à la seule production de matières  premières et de créer des secteurs industriels dynamiques et compétitifs capables de transformer l’abondante production minières et agricole du continent africain. Ils s’offriraient en outre la possibilité de créer des emplois viables et de d’étendre la croissance au moment où de nouveaux marchés de produits à forte valeur ajoutée se développent tant sur le continent africain que dans les pays industrialisés ou émergents.

Les zones économiques spéciales sont des zones particulières qui bénéficient de règlements et incitations économiques spécifiques qui les encouragent à organiser la production autour d’activités de transformation et de fabrication. Elles on joué un rôle important en Chine ou elles ont permis, au début des réformes, de transformer en une seule génération des villes côtières comme Shenzhen et Zhuhai en centres industriels. Dans le cadre de ses programmes de coopération pour le développement concernant l’Afrique, la Chine a mis en place des ZES en Algérie, au Botswana, en Egypte, en Ethiopie, à Maurice, au Nigeria en Tanzanie et en Zambie et a soutenu leurs activités.

Les gouvernements africains accordent des conditions favorables aux investisseurs étrangers établis dans les ZES, en considérant que la création d’emplois et  les recettes d’exportations en bénéficieront. Au moment où la Chine est en train de devenir un pays nanti d’une production industrielle à forte valeur ajoutée, l’Afrique a tout à gagner à ce que des entreprises chinoises externalisent  des activités de transformation légère dans des ZES africaines. Sur la base d’estimations selon lesquelles la Chine pourrait exporter 85 millions d’emplois manufacturiers, les chaînes de valeur mondiales et les ZES ne pourraient qu’améliorer les chances de l’Afrique d’attirer sur son sol une bonne partie de ces emplois et d’inverser le rétrécissement relatif de son secteur manufacturier.

Stratégie d’industrialisation à long terme

Le succès des chaînes de valeur mondiales, des ZES et d’autres initiatives d’industrialisation suppose la création d’un cadre favorable optimisant les capacités et moyens locaux, en particulier pour ce qui concerne l’infrastructure physique et sociale, le capital humain, l’innovation technologique, les systèmes financiers et la gouvernance.

Les gouvernements devraient en outre se munir de cadres pour atténuer les défaillances des marchés conformément à une politique industrielle vaste et inclusive. Un tel cadre faciliterait la pleine réalisation du potentiel du secteur privé des pays africains.

Les importantes ressources inexploitées de l’Afrique et son abondante main-d’œuvre lui offrent des possibilités de développer son secteur privé et d’attirer des investissements privés capables de contribuer à sa diversification économique et de créer de la valeur ajoutée sur son sol. Au Maroc, l’industrie des phosphates s’est positionnée à toutes les étapes de la chaîne de valeur, de la production d’engrais à celle d’acide phosphorique et autres produits dérivés. La stratégie industrielle du Maroc s’est traduite dans des progrès soutenus en termes de croissance et de leadership, ainsi que dans un renforcement progressif des outils de production et une politique consistant à conclure des partenariats ambitieux de longue durée adossés à une politique financière prudente. L’Office chérifien des phosphates, qui ne comptait à sa création que quelques centaines d’employés et avait un chiffre d’affaires de trois millions de dollars, employait près de 20 000 personnes et avait gagné 43,5 milliards de dirhams marocains en 2010.

Il faut aussi tenir compte de ce que les entrepreneurs des pays africains restent confrontés à des obstacles réglementaires et administratifs plus importants qu’ailleurs et doivent supporter des frais de transaction élevés qui compliquent leurs activités commerciales. Voilà autant d’obstacles et de contraintes que toute politique industrielle doit chercher à éliminer. Enfin, une intégration régionale plus poussée donnerait à l’Afrique la possibilité de résoudre certaines des difficultés auxquelles elle se heurte dans la recherche d’un développement industriel significatif et bénéfique.

Importance stratégique des industries de transformation (notamment l’agro-alimentaire) dans la politique industrielle.

La création d’industries agro-alimentaires peut aider de nombreux Africains habitant les zones rurales à sortir de la pauvreté en leur offrant de nouvelles possibilités d’emplois qui leur permettraient d’accroître leurs revenus. S’agissant de l’adéquation de la politique industrielle, les puissants liens qui pourront se créer en amont et en aval des activités manufacturières et agro-alimentaires contribueront à stimuler les investissements dans le secteur manufacturier ainsi que l’emploi et la production dans ce secteur.

A titre d’exemple, les politiques mises en œuvre en Egypte pour accroître la production textile ont entraîné des augmentations de valeur ajoutée en 2011, soit 5,6% du PIB, 27% de la production industrielle et 18% du produit intérieur pour les produits primaires non pétroliers. De son coté, l’industrie éthiopienne du café fait vivre 15 millions de personnes et représente environ 10% du PIB de l’Ethiopie en dépit du fait que seules les opérations de lavage, de tri et de classification sont majoritairement effectuées sur place. On ne peut qu’imaginer ce que seraient ces chiffres si les activités génératrices de valeur ajoutée effectuées dans le pays étaient plus nombreuses.

Il importe d’ajouter que ce rôle stratégique du secteur manufacturier dans la politique industrielle de l’Afrique devrait s’appuyer sur les technologies et l’innovation qui sont des facteurs essentiels de transformation et de développement économiques. Les activités manufacturières pourraient bien, dans le sillage de la puissante révolution introduite dans la région par les technologies de l’information et de la communication (TIC), être une source importante d’innovation technologique dans les économies africaines et ouvrir la voie à la diffusion de nouvelles technologies dans d’autres secteurs. Divers exemples venant entre autres du Kenya, de la Tunisie et du Rwanda montrent que le fait d’investir dans les TIC et ses vecteurs favorise les synergies et le partage rapide et cohérent de l’information. Le technoparc d’El Ghazala, en Tunisie, et l’iHub du Kenya comptent sur leurs sites plus de 200 entreprises parmi lesquelles se trouvent des filiales d’entreprises de TIC telles que Microsoft et Google.

Aussi important que soit le rôle du secteur manufacturier dans la transformation et le développement des économies  africaines, il importe aussi que les décideurs africains  ne recherchent pas l’industrialisation au détriment du secteur agricole.

La politique industrielle doit viser à intégrer les zones rurales dans l’économie globale et à leur permettre de contribuer au développement industriel, éventuellement en augmentant la création de valeur ajoutée dans le secteur agro-industriel et en fabricant un plus grand nombre de produits de consommation susceptibles d’optimiser la compétitivité des entreprises locales dans les chaînes de valeur mondiales et les marchés extérieurs.

Le secteur de la fabrication de l’huile d’olive, en Afrique du Nord, illustre bien les possibilités d’intégrer le monde rural dans l’économie globale par le biais de chaînes de valeur mondiales. L’acquisition de nouvelles compétences pour les opérations finales de la chaîne d’approvisionnement permettra à la sous-région de créer des avantages concurrentiels durables. Certains pays d’Afrique du Nord envisagent de prendre des mesures concernant la gestion des marques, la mise au point de nouveaux produits médicaux et cosmétiques ainsi que le contrôle de la chaîne de distribution. Il est souhaitable que la mise en œuvre de ces stratégies permette de poursuivre plus avant les efforts d’intégration régionale et d’élaborer des stratégies nationales cohérentes.

La promotion des chaînes de valeur mondiales devrait s’appuyer sur les complémentarités entre l’agriculture et l’industrie et tenir compte de la contribution possible du développement agricole à la création d’un secteur industriel compétitif. Etant donné la prédominance de l’agriculture dans la structure économique de nombreux pays africains, ce secteur restera une source importante pour l’acquisition des devises  nécessaires pour financer l’importation des intrants intermédiaires dont les industries de ces pays ont besoin. La politique industrielle doit régler une difficulté majeure, y compris  sa propre application moyennant la création de ZES, ainsi que le point de savoir comment s’y prendre pour créer des liens de solidarité mutuelle entre les secteurs économiques industriels et non industriels.

Diversification économique et industrialisation

A l’heure actuelle, les importantes ressources agricoles et naturelles de l’Afrique sont exploitées ou exportées pour l’essentiel à l’état brut, la valeur ajoutée aux produits de base exportés étant faible, voire nulle. Certaines de ces ressources naturelles sont des biens irremplaçables ou non renouvelables qui sont généralement exploités  généralement avec un minimum de liens avec les autres secteurs économiques.

L’émergence des chaînes de valeur mondiales en tant que vecteurs de diversification économique et bases d’un développement industriel fondé sur les ressources arrive au bon moment étant donné la demande croissante de produits issus des ressources naturelles africaines ainsi que l’essor de la croissance urbaine et de la demande de produits de consommation transformés en Afrique. Il faudrait cibler les marchés locaux et régionaux à titre prioritaire. Quoi qu’il en soit, une accélération du développement industriel par le biais de la diversification des exportations pourrait contribuer à un essor des échanges commerciaux entre les pays africains et entre l’Afrique et le reste du monde.

Création d’emplois

Le fait que six des dix pays du monde qui connaissent la croissance économique la plus rapide se trouvent en Afrique (RDC, Ethiopie, Ghana, Mozambique, Tanzanie et Zambie) et ont un taux de croissance d’au moins 7% a été largement commenté. Toutefois, tout indique à ce stade que la croissance observée dans la région n’a pas entraîné une création massive d’emplois. Dans le cadre du processus de transformation structurelle, les pays africains devraient prendre des mesures ciblées aux niveaux national et régional pour instaurer entre différents acteurs des liens concernant la production et les échanges commerciaux,  ainsi que des synergies tout au long de la chaîne de valeur du secteur agro-alimentaire moyennant des incitations en faveur des investissement dans le secteur privé et de la compétitivité de ce secteur. De même que les ZES, qui ont été créées récemment un peu partout en Afrique, le passage de la production de produits primaires à un secteur d’activités agro-alimentaires moderne et intégré favorisera indubitablement la création d’emplois et la réduction de la pauvreté.

Des éléments préliminaires d’information concernant certaines ZES africaines montrent que ces dernières créent effectivement des emplois et que leurs employés sont en moyenne mieux payés que ceux qui n’y travaillent pas. Au niveau macro-économique, leurs effets sur l’emploi ne se font sentir que dans un petit nombre de pays. L’Ethiopie offre probablement un bon exemple de ce qu’il faudrait faire, sachant que ce pays, qui  donne la priorité au développement des activités manufacturières, en particulier au secteur du cuir dans le cadre de son programme de transformation économique, a récemment obtenu un important investissement d’une grande entreprise chinoise fabricant des chaussures de marque pour les marchés des Etats-Unis et de l’Union européenne. Le site de production se trouve dans une ZES des environs d’Addis-Abeba. On estime que les chaînes de valeur mondiales et les ZES-IED ont permis de créer  plus de 25 000 emplois dans le pays.

La zone franche du Ghana est également un bon exemple : on y trouve des entreprises telles Nestlé et L’Oréal et, à la date de 2012, elle avait créé 30 000 emplois dont 1000 seulement étaient occupés par des expatriés. Au Maroc, la zone franche de Tanger, créée il y a une dizaine d’années, avait dès la fin de 2010 déjà attiré quelque 522 entreprises, reçu 830 millions de dollars sous forme d’investissements  et créé plus de 50 000 emplois directs.

Conclusion

Parmi les principales mesures à prendre pour permettre aux chaînes de valeur mondiales de devenir effectivement des outils utiles de développement industriel et de transformation économique en Afrique, il faut notamment éliminer les problèmes de mauvaise gouvernance liés  à des lacunes institutionnelles, au manque d’infrastructures et à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et disciplinée.

Alors que l’industrialisation tirée par les chaînes de valeur mondiales et les ZES a contribué à accroître les exportations et l’emploi dans des pays tels que la Malaisie, la Thaïlande, l’Indonésie et le Vietnam et a transformé la Chine et la Corée du Sud en géants industriels, les  expériences africaines en matière de politique industrielle ont été largement décevantes.

La plupart des économies africaines continuent de reposer sur la production de produits primaires et l’exportation de produits agricoles et miniers tandis que le continent africain reste la région la moins industrialisée du monde. Pour que la viabilité et le succès des chaînes de valeur mondiales et des ZES de l’Afrique offrent de beaux exemples de progrès industriel  et de transformation structurelle comme en Asie, il faut appliquer des politiques volontaristes. Il faut en particulier mettre en œuvre de toute urgence des stratégies industrielles tendant à éliminer les contraintes entravant la fabrication de produits à valeur ajoutée et la transformation économique, à savoir les lacunes infrastructurelles, l’irrégularité de l’approvisionnement énergétique, le sous-développement et l’inefficacité du secteur privé ainsi que la pénurie de main-d’œuvre qualifiée.