La raison motivant l’essentiel du discours actuel sur « le moment africain » et « le réveil de l'Afrique » est évidente. Certaines des économies à très forte croissance dans le monde sont africaines. L’Afrique a montré une relative fermeté pendant cette période de crise économique. Alors que la croissance mondiale a baissé de 2,7 % l’année dernière, l’inverse a été constaté en Afrique qui a enregistré une croissance de 5 %. Il est à noter que toutes nos sous-régions ont connu une croissance plus forte que la moyenne mondiale, le taux le plus élevé étant de 6,3 % et le plus bas de 3,5 %. Ces performances sont dues à plusieurs facteurs, notamment une meilleure gestion macroéconomique, l'augmentation des exportations de ressources naturelles et l’émergence d’une classe moyenne. Il y a maintenant à Lagos un marché de consommateurs plus grand que celui de Mumbai, et les dépenses des ménages du continent dépassent celles de l'Inde et de la Russie.
Cette croissance que l’Afrique a connue n’est cependant pas suffisante. Elle est bien en deçà des 7 % qui sont le minimum nécessaire requis pour doubler les revenus moyens en l’espace d’une décennie. Cela est dû en partie au fait qu’un trop grand nombre de nos économies restent tributaires de la production et de l'exportation de produits primaires. Trop nombreuses sont celles qui sont inégales. Alors que nous nous félicitons de ce que sept de nos pays figurent dans les dix premiers au plan de la croissance au monde, il ne faut pas non plus oublier qu’il y en a un nombre similaire parmi les dix premières économies mondiales où les inégalités sont les plus marquées. En effet, trop de gens sont victimes de la faim et vivent dans une pauvreté continue.
Permettez-moi de faire un détour inhabituel par l'Asie avant d’aborder les questions dont nous sommes saisis aujourd'hui. Même si nous sommes conscients des divers conflits qui frappent l’Asie, nous avons tendance à les regarder de façon isolée. Ainsi, aux Philippines, nous savons qu’il y a des conflits sur l’île de Mindanao, en Malaisie une insurrection à Sabah, des incidents frontaliers entre la Thaïlande et le Cambodge et bien d’autres. Même l’Inde en pleine émergence est confrontée à la rébellion naxalite et doit s’occuper de problèmes au Cachemire, tandis que la Corée du Sud partage une frontière avec un État frère belligérant.
Malgré l’ampleur généralisée de tous ces conflits en Asie, la région n'est pas qualifiée d’instable mais est considérée comme un facteur dynamique de la croissance mondiale. Laissez-moi vous donner juste deux exemples: il y a eu, en 2009, 29 actes de piraterie au large des côtes somaliennes contre environ 150 dans le détroit de Malacca en 2005. Cela n’a pourtant pas été synonyme de perception négative généralisée des perspectives économiques de l'Asie.
À noter dans un contexte similaire que malgré son climat des affaires instable, le Pakistan est le deuxième exportateur de textile du monde.
C’est vrai qu’il y a des conflits en Afrique: au Mali, dans la région des Grands Lacs, au Soudan et en Somalie, mais ce sont les restes d’une tendance à la baisse du nombre de conflits. En d'autres termes, bien que les conflits en Afrique soient en diminution et que leur nombre soit inférieur à ceux en Asie, l'Afrique est encore globalement perçue comme un continent en proie aux crises et un endroit où il est risqué de faire des investissements.
Il y a plusieurs façons de définir la transformation structurelle mais le sens auquel je l’entends ici est « un transfert massif de ressources d'un secteur à un autre du fait de changements intervenus au niveau des fondamentaux et des politiques économiques ». Concrètement, cela signifie un changement de la composition sectorielle du produit intérieur brut, la part du secteur primaire en termes d'emploi et de production allant à l'industrie et à des services modernes. Cela suppose également une utilisation plus grande des technologies et une meilleure productivité dans tous les secteurs.
L'Afrique veut la transformation structurelle et non des ajustements structurels et l'industrialisation est indispensable à cet objectif. L’industrialisation contribuera à créer des emplois, à augmenter les revenus et à permettre la diversification, notamment celle des exportations. L’expérience d’autres régions le montre clairement.
L'Afrique s’est essayée à l'industrialisation auparavant. Dans les années 60 et 70, l’Afrique, devenue indépendante, a imité d’autres régions du monde en choisissant une industrialisation fondée sur la substitution de produits nationaux par des importations. Cette tentative a donné de bons résultats mais qui ont été enfin de compte compromis par les limites du modèle et l’économie politique mondiale. C'est pourquoi l'Afrique doit aujourd'hui prendre en compte aussi le contexte mondial actuel.
À cet égard, l'industrialisation fondée sur les produits de base constituerait une démarche présentant des chances de succès. Ainsi, au lieu de gaspiller nos énergies à tenter de diversifier les produits de base, nous devrions privilégier leur utilisation en tant que moteurs efficaces de l'industrialisation. Outre les avantages significatifs de l'industrialisation, une approche fondée sur les produits de base offre immédiatement des possibilités de création de valeur ajoutée sans compter les nombreuses possibilités d'exploiter les liens en amont et en aval. Etant donné la prédominance des chaînes de valeur mondiales et la concurrence intense qui s’exerce en matière de coûts dans le commerce des produits manufacturés, l'Afrique peut trouver un accès au secteur industriel grâce à son énorme base de produits primaires et de ressources naturelles. Le fait que les agro-industries sont déjà un des secteurs de la transformation les plus développés sur le continent est la preuve que cette démarche peut fonctionner.
Toutefois, réussir dans cette entreprise ne sera pas facile. Il faudra une solide base de connaissance de la structure de l'industrie et des chaînes de valeur mondiales. En effet, nos économies doivent continuellement investir dans le savoir, les compétences, la technologie et l’innovation. Il faut bien comprendre le paysage commercial, notamment les obstacles et les régimes préférentiels. Par-dessus tout, la stimulation du commerce intra-africain reste une absolue nécessité pour créer les marchés nécessaires au succès de l’industrialisation.
Au moment où nous célébrons le cinquantième anniversaire de la création de l'OUA, nous devrions commencer à réfléchir au genre de société que nous voulons léguer à nos enfants et petits-enfants. Une vision aussi claire de l’avenir doit également s’accompagner d’une compréhension tout aussi claire de notre expérience de l’histoire, du contexte actuel et des politiques requises pour atteindre nos objectifs dans un environnement mondial en pleine mutation. C'est à cet égard que la CEA se réjouit d’œuvrer de concert avec la Commission de l'Union africaine et la Banque africaine de développement sur une philosophie de «l'Afrique à l’horizon 2063». Nous espérons que ce processus bénéficiera des apports de plusieurs constituants vitaux, notamment de nos dirigeants.
Que faut-il donc faire pour apporter des transformations structurelles en Afrique ?
À mon avis, le point de départ est un leadership qui fournit une vision claire et mobilise tous les secteurs de la société pour soutenir l'impératif de développement. Nous devons changer nos approches, attitudes et priorités. Nous devons favoriser le développement d’une population très instruite, en bonne santé et qualifiée qui puisse assimiler la technologie et mettre en place l'infrastructure indispensable au progrès. De même, nos États doivent renforcer les capacités de nos administrations publiques pour qu’elles soient en mesure d'entreprendre une planification dynamique à long terme et assurer la coordination des activités économiques.
Au plan financier, nous devons commencer à prêter davantage attention à la mobilisation des ressources intérieures alors que nous accélérons le rythme de l'intégration régionale de façon à engranger de plus grandes économies d'échelle. Il nous faudra de plus en plus de données plus robustes et de meilleurs systèmes statistiques afin de mieux évaluer et suivre les progrès.
En effet, la poursuite de la transformation structurelle exigera que nous tirions un meilleur parti des atouts économiques de l'Afrique et fassions en sorte que tous les secteurs de la société, en particulier les femmes et les jeunes, jouent le rôle qui leur revient.
L’objectif de la CEA pour l’avenir serait de travailler en étroite collaboration avec les États membres pour réaliser le programme de transformation de l'Afrique. La CEA repensera de façon rigoureuse les domaines de recherche où ses travaux peuvent faire une différence. En d'autres termes, nous ferons porter nos efforts sur nos avantages comparatifs et nous ne ferons pas ce que d'autres institutions peuvent faire mieux. Nous soutiendrons les États membres dans les efforts qu’ils déploieront pour faire appliquer des politiques macroéconomiques axées sur la croissance et rétablir la planification du développement. Cela passera par la production de données de qualité faisant appel aux dernières technologies, dont la téléphonie mobile et les systèmes d’information géographique.
Le maître mot à la CEA à l’avenir sera «l'Afrique d'abord». Cela signifie que les intérêts de ce continent passeront avant tout, dans tout ce que nous ferons. Cela signifie aussi que nous aborderons les questions nouvelles et autres du point de vue de leurs incidences sur l’Afrique. Nous devons conduire le processus de transformation structurelle selon notre propre philosophie et nos propres priorités. Nous devons faire connaître notre histoire et pour ce faire, nous devons produire nos propres données et nos propres statistiques. Voilà l'approche qui déterminera nos partenariats dans tous les domaines alors que nous cherchons à favoriser la cohérence et à renforcer l’incidence de nos activités. Le temps d’agir est venu et si nous ne prenons pas de mesures immédiates, cette fenêtre d’opportunités risque de ne plus s’ouvrir pendant toute la prochaine génération.