La formulation d’objectifs du développement durable n’est pas seulement une tâche exigeante, c’est aussi un grand défi. Le développement durable ambitionne de réaliser le progrès économique et social par des moyens qui n’épuisent pas les ressources naturelles de la Terre. Les ressources mondiales sont limitées, et une croissance non gérée et non durable entraînera la dégradation des conditions pour tous. Nous devons aux générations futures d’envisager des modes de vie et des voies de développement qui établissent un équilibre entre opportunités et possibilités. Ainsi, la définition des objectifs est une dimension importante pour rendre le développement durable.
Perspective historique du cadre théorique sur le développement durable
Le monde réfléchit sur la base des hypothèses décrites ci-dessus depuis près de quarante ans maintenant. Le cadre théorique a évolué entre 1972 et 2012, à la faveur d’une série de conférences et d’initiatives internationales. Lors de la Conférence organisée par les Nations Unies à Stockholm en 1972, le concept était initialement orienté sur l’environnement humain. La Conférence de Stockholm a été suivie par de nombreux forums, desquels on retient notamment les contributions de la Commission mondiale de l’environnement et du développement, créée en 1983 et plus tard appelée la Commission Brundtland. Le rapport de la Commission – Notre avenir à tous – publié en 1987 nous a amenés au Sommet de la Terre, organisé à Rio en 1992, qui a résolument conjugué environnement et développement. Ce Sommet a marqué une étape importante dans l’établissement de nouvelles priorités au niveau international et dans la création de divers instruments tels que les conventions sur les changements climatiques, la diversité biologique et la lutte contre la désertification ou la Déclaration de principes sur la gestion, la conservation et l’exploitation écologiquement viables des forêts, cette nouvelle manière d’aborder les choses étant résumée dans le programme Action 21. Par la suite, l’Assemblée générale a créé la Commission du développement durable, qui fait désormais partie de cette histoire commune.
Johannesburg a accueilli le premier Sommet mondial sur le développement durable en 2002, sommet qui a marqué un changement radical dans la manière de percevoir le développement durable: on est alors passé d’une vision isolée des problèmes environnementaux à leur intégration aux questions de développement social et économique. Les besoins des pays en développement ont été le moteur de cette démarche, également fortement influencée par les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), qui venaient alors d’être officiellement adoptés. Dix ans plus tard, Rio+20 a introduit de nouveaux aspects du développement durable, notamment le concept de l’économie verte, ainsi qu’un cadre institutionnel plus solide pour l’avenir. Nous voici donc devant un canevas qui, malgré de nombreux coups de pinceaux, ne donne pas encore une image nette.
Quelle est la prochaine étape ?
Quand le Secrétaire général de l’ONU a mis sur pied le Groupe de haut niveau chargé du programme de développement pour l’après-2015, c’était pour se tourner vers l’avenir. Il a insisté sur la nécessité de continuer l’œuvre entamée par la Conférence Rio+20 afin que nous puissions relever « un défi qu’aucun pays, développé ou en développement, n’a relevé jusqu’à présent ». De même, le rapport du Secrétaire général sur les OMD et l’après-2015 insiste sur le fait que la nouvelle ère de l’après-2015 doit être fondée sur le « développement durable – auxquels devront s’intégrer croissance économique, justice sociale et gestion de l’environnement –, [qui] doit devenir notre principe directeur mondial et notre modus operandi ». Ces deux rapports ont placé la barre haut et les attentes sont grandes. Il est admis que le développement durable est un processus de transformation – à toutes les échelles – des modes de gouvernance, qui requiert un environnement favorable, des institutions solides et un ensemble de règles. Il ne s’agit pas d’un processus que l’on découvre par hasard; il faut en permanence cohésion et concentration.
Réflexions sur la formulation d’objectifs de développement durable
Premièrement, il faut constamment remettre en question la notion de développement durable pour tenir compte des changements et veiller à rester attentifs. Lorsque l’on s’intéresse aux besoins de pays en situation particulière, le développement durable a des significations qui diffèrent selon la structure des pays. Pour les petits États insulaires en développement, la principale menace pour la survie (et par conséquent pour la durabilité) est liée aux changements climatiques et à l’adaptabilité, qu’il s’agisse de cyclones, d’ouragans, de sécheresses ou de tempêtes fréquents, puisque l’essentiel de leurs infrastructures et de leur population se situent le long des côtes. Pour les pays africains et nombre de pays moins avancés (PMA) et de pays en développement sans littoral, la voie vers un développement durable dépend de leur transformation structurelle économique, laquelle renvoie au besoin de créer massivement des emplois et d’accroître leur part dans la richesse mondiale. Il est un autre sujet de préoccupation croissante: il s’agit des pays à revenus intermédiaires, où la pauvreté généralisée touche plus de gens que dans les PMA, sans parler du creusement des inégalités. Même les pays qui ont obtenu de haute lutte des résultats positifs en matière de réduction de la pauvreté demeurent vulnérables face à la volatilité économique.
La question est donc la suivante: comment les objectifs de développement durable répondront-ils aux différents besoins de ces pays, tout en tenant compte de leurs différentes aspirations et en partant de réalités politiques, économiques et sociales variées? La seule possibilité est de recenser des points communs qui soient suffisamment clairs pour permettre une déclinaison en différentes cibles et priorités. Après tout, les principes d’universalité ont toujours reposé sur cette interprétation.
Deuxièmement, il faut examiner les liens entre le développement durable et la nécessité d’un nouveau contrat social. Lorsque, il y a 250 ans, Jean-Jacques Rousseau a écrit Du contrat social, son principal apport a été de déplacer la composante intergénérationnelle de la solidarité du cercle familial au niveau de la communauté et de la nation. L’établissement de projets d’intégration régionale modernes – tels que l’Union européenne ou l’Union africaine – a porté l’ambition plus loin. Nous sommes désormais conscients que l’équilibre entre l’humain et la nature tel que présenté par le philosophe ne diffère guère de notre débat sur les objectifs de développement durable. Afin de défendre un pacte global mondial, comme nous y enjoignent les objectifs de développement durable, nous devons donner au concept de solidarité intergénérationnelle sa forme la plus aboutie. Il faudrait par exemple, pour reprendre Rousseau, reconnaître que les régions du monde aux populations vieillissantes ont besoin de la jeunesse des autres, ce qui a une incidence considérable sur la manière dont nous percevons la mobilité et les migrations, les chaînes de valeur de la production industrielle, ou la régulation de la vie urbaine. Il ne sera pas possible d’avoir la durabilité au niveau mondial sans une compréhension minimale des tendances démographiques, comme des tendances climatiques et environnementales.
Troisièmement, il nous faut examiner la fragilité et les difficultés associées à la notion de développement durable. Nous savons que le développement durable tombe dans l’oubli dès que de nouveaux problèmes menacent l’ordre dominant. Les crises économiques et financières récurrentes, tant dans les économies en développement que dans les économies avancées, affaiblissent les trois piliers du développement durable. Les crises accentuent la pression exercée au niveau national pour la consolidation budgétaire, augmentant ainsi la probabilité de réduction des services sociaux dans l’essentiel du monde industrialisé. Tour à tour, les gouvernements avancent leur programme de consolidation budgétaire, avec à la clef une réduction de la protection sociale. La crise financière a invariablement amené les gouvernements à instaurer des indicateurs et des mesures fondés sur des considérations financières plutôt que sur le souci du bien-être social. La situation engendre de nouvelles formes de protectionnisme. Cela devient particulièrement évident si l’on examine non seulement les restrictions tarifaires et non tarifaires au commerce, mais aussi les mesures protectionnistes plus subtiles, dissimulées, que l’on a qualifiées de « protectionnisme trouble » (murky protectionism), telles que le sauvetage d’entreprises pour préserver les intérêts nationaux ou la manipulation des monnaies. Les gouvernements tendent à soutenir les capacités de production pour éviter le ralentissement économique. Souvent, dans ces circonstances, le programme de développement durable, quelle que soit la forme qu’il prenne, passe à la trappe. Dans les faits, il y a une hiérarchie implicite des trois piliers du développement durable: nous voyons le pilier économique comme celui pour lesquelles les choses doivent être faites correctement, et une fois que c’est fait, nous nous occupons du pilier social, et seulement après cela, nous ajoutons les préoccupations environnementales. Les objectifs de développement durable doivent éviter cette approche « cappuccino », qui consiste à considérer le café comme l’essentiel auquel on ajoute le lait et que l’on saupoudre ensuite de cacao. Une interprétation juste de l’économie verte devrait percevoir le potentiel d’une économie humanisée et respectueuse de l’environnement.
Quatrièmement, il faut rénover la compréhension du principe de responsabilités partagées mais différenciées. Ce principe est l’un des jalons posés par la Déclaration de Rio de 1992. Son principe 7 dispose: « Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement mondial, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe dans l’effort international en faveur du développement durable, compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent ». Pour la première fois dans l’histoire, les gouvernements reconnaissaient leur contribution différenciée, passée et présente, à la dégradation de l’environnement et donc leur obligation différenciée de financer la remise en état de l’environnement et l’atténuation des changements climatiques. Depuis lors, ce principe est devenu un élément clef du Protocole de Kyoto, mais son application va au-delà des négociations sur le climat.
Dans un passé récent, la récusation des principes de responsabilités communes mais différenciées a amené les processus mondiaux de négociations à s’enliser et même souvent à sombrer. Les questions difficiles n’étaient alors plus sur la table. Par exemple, bien qu’on ait considéré qu’un pas décisif avait été franchi à Bali, après près de 18 ans sans qu’aucun accord proposé par l’OMC ne soit conclu, les critiques ont vite pointé pour dire que nombre de questions importantes avaient dû être abandonnées pour que les pays puissent s’accorder sur un programme de facilitation du commerce très limité. La même chose est arrivée à Varsovie, lors de la dernière Conférence des Parties sur les changements climatiques, qui a abouti sur un accord à la portée très restreinte. La leçon à tirer est que, à moins que les pays ne modifient leurs positions sur les responsabilités communes mais différenciées, il leur sera difficile de s’accorder sur un ensemble universel d’objectifs, quel qu’il soit.
Cinquièmement, il y a le défi que représentent les données. La mesure de la durabilité doit être au cœur de tout programme de développement durable, au moyen d’indicateurs qui permettent d’évaluer la durabilité environnementale, économique et sociale et d’examiner comment les trois piliers s’articulent entre eux. Ainsi, le produit intérieur brut (PIB) est actuellement la méthode conventionnelle pour mesurer la valeur monétaire totale des biens et des services. C’est pourtant une mesure de l’activité économique brute, considérée comme un moyen médiocre d’évaluer le développement économique, sans même parler du progrès social ou de la régénération de l’environnement. Malgré cela, le PIB est devenu la variable économique dominante et la référence pour mesurer le progrès, bien qu’il ignore ou exclue des aspects essentiels du bien-être et de la durabilité de nos économies et sociétés. D’un autre côté, les mesures réalisées dans le cadre des OMD, bien que louables, se sont centrées sur des cibles communes plutôt que sur des niveaux d’efforts. Cela revient à donner une même ligne d’arrivée à des coureurs placés sur différentes lignes de départ. En dernière instance, les capacités statistiques locales et la demande locale de statistiques doivent faire partie des discussions sur les objectifs de développement durable et sur le programme de développement pour l’après-2015 – d’où l’importance de l’appel pour une « révolution des données » lancé par le Groupe de personnalités de haut niveau dans son rapport. Auparavant, les cibles étaient fixées en premier lieu, et moins d’attention était accordée à la provenance de ces données. Nous comprenons tous maintenant qu’investir dans la statistique, c’est investir dans le développement.
Conclusion
Il s’agit de voir comment préserver une marge de manœuvre politique, tout en se fixant un ensemble d’objectifs communs. Il est vrai que les pays en situation particulière jugent souvent que la latitude dont ils disposent pour poser des choix de politique intérieure est très étroite. Cette tension naît du dilemme de pays qui voudraient continuer à bénéficier des multiples avantages d’une large participation au développement international, tout en se dégageant de ses conditionnalités.
L’Afrique travaille actuellement à l’adoption d’une approche harmonisée et consensuelle des objectifs de développement et du programme pour l’après-2015, par le biais d’une position commune africaine. La position africaine tient compte des problèmes des OMD, tout en appelant à un programme de transformation structurelle fondé sur un ensemble de vecteurs du développement (tels que les infrastructures, la paix et la sécurité, et les droits humains). Cela exige de fixer des objectifs qui puissent être traduits au niveau national, tout en reconnaissant le besoin d’intégrer les politiques au niveau international. C’est pour cela qu’un débat est en cours sur des objectifs de développement spécifiques à l’Afrique, afin de tisser des liens entre les diverses initiatives de développement de l’Union africaine, souvent éparses, et d’en faire un tout cohérent. De plus, les objectifs de développement spécifiques à l’Afrique prévoient de compléter les priorités africaines par des objectifs universels qui seront définis par le processus pour l’après-2015.
Il est clair que les besoins des pays africains varient et diffèrent, selon qu’ils sont des PMA, des pays en développement sans littoral, des pays à revenu intermédiaire ou des petits États insulaires en développement. L’élément qui unit tous ces pays est le constat que nous sommes tous concernés, et que nous avons besoin les uns des autres pour sauver la planète et ouvrir des perspectives pour tous. Voilà la vraie définition du développement humain.
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Cet article reprend les éléments principaux de l’allocution que j’ai présentée à New York, le 11 décembre 2013, dans le cadre de la sixième session du Groupe de travail ouvert de l’Assemblée générale sur les objectifs de développement durable, sur le sujet des besoins de pays en situation particulière, des pays africains, des PMA, des pays en développement sans littoral, des petits États insulaires en développement ainsi que des défis spécifiques auxquels sont confrontés les pays à revenu intermédiaire.