Par Carlos Lopes et Tony Elemulu
Ces dernières années, les performances économiques de l’Afrique ont été remarquables. Le continent a systématiquement défié les tendances mondiales. Cinq ans après que le système financier mondial a évité de justesse l’effondrement, les perspectives économiques mondiales restent incertaines. En Europe, le PIB est toujours en-deçà de son niveau d’avant la crise et le chômage atteint un niveau record. La reprise aux États-Unis, quoique plus forte qu’en Europe, reste faible par rapport aux chiffres observés par le passé. Même la Chine, qui a tant contribué à tirer la croissance mondiale, voit son économie ralentir.
Et pourtant, contre toute attente, la croissance moyenne en Afrique au cours de la dernière décennie s’est établie à plus de 5 %. Sur les dix économies du monde à la croissance la plus forte, sept se trouvent en Afrique subsaharienne. Mais comment cet essor économique peut-il se maintenir ? Comment garantir que cette trajectoire ascendante va se poursuivre ?
C’est l’appétit du monde pour les nombreuses ressources naturelles africaines qui a, jusqu’à présent, constitué le facteur clef dans ces résultats extraordinaires. Et c’est ce même appétit qui offrira à l’Afrique la possibilité d’inscrire ces succès économiques dans la durée.
Si tous les pays africains ne sont pas riches en matières premières, le continent détient 12 % des réserves mondiales de pétrole, 40 % de l’or, et 80 à 90 % du chrome et du platine. L’Afrique abrite également 60 % des terres arables non exploitées et dispose de vastes ressources en bois.
L’idée que l’abondance de ces ressources naturelles puisse être le moteur d’une révolution industrielle gagne du terrain. Selon la dernière édition du Rapport économique sur l’Afrique (2013), l’avenir du continent sera déterminé par la manière dont les politiques qui promeuvent une industrialisation fondée sur les matières premières seront conçues et mises en place.
Nous pensons qu’un tel changement est à la fois essentiel et possible. Mais il faut pour cela que les chefs d’entreprise et les responsables politiques fassent preuve de courage et de hauteur de vues et qu’ils adoptent un nouvel état d’esprit afin de surmonter les obstacles qui continuent à freiner la construction d’une base industrielle solide et dynamique en Afrique.
Il n’y a pas de solution unique pour accélérer une industrialisation fondée sur les ressources, mais l’on peut tirer des leçons de la réussite de pays comme la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande et le Venezuela, qui sont parvenus à promouvoir la création de valeur ajoutée, de nouveaux services et des capacités technologiques.
La Malaisie, en particulier, illustre parfaitement comment une économie fondée sur les matières premières peut devenir en seulement quelques décennies, grâce à des interventions ciblées de l’État et à l’allocation de ressources au secteur industriel, une économie à revenus élevés et à la production diversifiée. Via une série de plans quinquennaux de développement visant à transformer la structure de l’économie et à augmenter les revenus à moyen et long termes, l’investissement a été orienté vers l’industrie. Aujourd’hui, la Malaisie est un producteur de premier plan, qui exporte une large gamme de biens et services.
Il est clair que les gouvernements, tant individuellement que collectivement, ont un rôle important à jouer. Une politique et un cadre d’investissement favorables sont indispensables pour attirer des investisseurs à long terme. De même, des politiques visant à renforcer les capacités locales et à lutter contre les inégalités sont nécessaires. De plus, le développement des compétences par la formation et diverses incitations assurera la croissance et la diversification des économies locales.
Cependant, il est un obstacle à l’industrialisation de l’Afrique qui est rarement évoqué: il s’agit de l’état d’esprit des dirigeants du secteur privé, tant en Afrique qu’à l’extérieur. Beaucoup cèdent encore aux comportements traditionnels de maximisation de rente qui ont engendré des gains à court terme par la vente de pétrole, de cacao et d’or.
Davantage de chefs d’entreprise doivent changer leur mode de raisonnement et comprendre que les suppléments de recettes à court terme – par opposition à la création de valeur ajoutée à long terme – ne contribuent que peu, voire pas du tout, à une croissance économique durable.
Nous assistons maintenant à l’émergence d’un nouveau genre de chefs d’entreprise africains – des dirigeants qui construisent, investissent et développent leurs activités au service de l’avenir de l’Afrique – mais ils restent très rares. Par leurs efforts, ils apporteront les emplois et les revenus qui auront l’impact le plus important dans la lutte contre la pauvreté et, plus généralement, dans la quête du progrès social
Le secteur privé africain doit jouer un rôle moteur pour améliorer la coordination entre agriculteurs, cultivateurs, entreprises de transformation et exportateurs, accroître la compétitivité dans la chaîne de valeur et veiller à ce que les prix, la qualité et les normes répondent aux exigences du marché.
Il faut créer et soutenir des champions nationaux et régionaux, et encourager une véritable collaboration entre les secteurs public et privé et le monde du développement. C’est l’essence de cette philosophie économique naissante que l’on appelle « l’africapitalisme », un modèle de partenariat, mené par le secteur privé, centré sur le développement de l’Afrique.
Nous avons déjà constaté un réel progrès sur le continent. En Éthiopie, l’industrie du cuir n’est pas seulement en phase de croissance rapide, mais elle développe aussi ses activités à forte valeur ajoutée. L’Afrique du Sud et l’Égypte empruntent une voie similaire. Au Ghana et en Zambie, le cacao et le secteur minier contribuent depuis longtemps à une croissance socioéconomique élargie. En Afrique de l’Est, les producteurs kényans de légumes frais sont parvenus, de manière remarquable, à accroître la valeur ajoutée de leurs exportations.
Mais, alors que l’Afrique ne récupère que quelque 10 % des revenus issus de ses cultures de café, il est évident qu’il reste encore beaucoup à faire.
Aujourd’hui, comme jamais auparavant, l’Afrique a la possibilité de façonner son propre avenir économique grâce à l’industrialisation. Cela permettra d’apporter la prospérité à l’ensemble du continent. Une Afrique industrialisée représentera également le nouveau moteur de croissance dont le monde a tant besoin. Il est dans l’intérêt de tous que l’Afrique réussisse.
Cet article a été publié par CNN le 20 novembre 2013.
Tony O. Elumelu est entrepreneur, philanthrope, et président de Heirs Holding Limited, une société d’investissement panafricaine qui entend soutenir la prospérité économique et la richesse sociale en Afrique.