Depuis une vingtaine d’années, les économies de l’hémisphère Sud connaissent un essor d’une importance et d’une ampleur sans précédent. Alors qu’en Occident, les niveaux de croissance économique chutaient à cause de la crise financière de 2008-2009, les économies en développement ont continué de progresser vigoureusement, notamment grâce à des politiques industrielles judicieuses et aux investissements réalisés dans les capacités humaines, physiques et technologiques. Les pays du Sud ont transformé leurs bases économiques lentement mais sûrement et sont passés d’économies reposant largement sur l’agriculture à des systèmes plus diversifiés, fondés sur d’importants secteurs manufacturiers et un secteur des services moderne.
Pour la première fois en 150 ans, la production combinée des trois premiers pays du monde en développement – Brésil, Chine et Inde - est à peu près équivalente à la somme des PIB des puissances industrielles historiques du Nord - Canada, France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni et États-Unis (Rapport mondial sur le développement humain 2013). Cette évolution constitue un rééquilibrage spectaculaire du pouvoir économique mondial : on estime en effet que ces trois pays (soit 10 % de l'économie mondiale en 1950) devraient produire, en 2050, 40 % de la production mondiale.
Les conséquences de cette évolution se manifestent aussi dans la démographie et le développement social. Le nombre absolu de personnes vivant dans l’hémisphère Sud est tel que la classe moyenne ne peut que continuer d’y croître en importance, en revenus et en attentes. La rapide croissance économique et la réduction de la pauvreté, en particulier en Chine, se sont traduites par une baisse du nombre de pauvres de 158 millions entre 2000 et 2011. Grâce aux investissements réalisés dans les secteurs des technologies et de l’innovation, les économies du Sud ont parfois dépassé leurs homologues du Nord pour ce qui est de l’entrepreneuriat technologique et des capacités de fabrication, et se sont mis à produire des produits complexes pour les marchés en développement. Dans le cadre de la progression du commerce Sud-Sud, la part des biens d’équipement importés de pays en développement par d’autres pays en développement a augmenté régulièrement, passant de 35 % en 1995 à 54 % en 2010 ; autrement dit, les pays en développement constituent la principale source d’approvisionnement en biens d'équipement pour les autres pays en développement.
Défis à relever et chances à saisir pour l'Afrique dans le nouveau contexte économique mondial
Apparemment, la situation économique de l’Afrique d’aujourd’hui n’est guère différente. Depuis 2000, la croissance y est robuste et le continent a fait preuve de résilience, en se relevant très rapidement de la crise financière mondiale. Avec un impressionnant taux de croissance de 5 % en 2012, l’Afrique sera probablement le continent qui affichera la croissance la plus forte en 2014, et 11 des 20 économies les plus dynamiques à l'échelle mondiale seront africaines.
Ces changements ne touchent pas que la sphère économique. Forte d’une population active qui devrait atteindre 1,1 milliards de personnes en 2040 et d’un taux d’alphabétisation des adultes et des jeunes qui devrait être proche de 100 % en 2063, l’Afrique disposera d’un capital humain qui contribuera puissamment à la réalisation de son potentiel économique, à condition qu’elle se préoccupe sérieusement de mettre à profit le potentiel démographique qui est le sien.
Quels que soient ses atouts, le continent doit néanmoins relever certains défis : la faim extrême, le chômage des jeunes et les causes structurelles sous-jacentes de la pauvreté entravent sa capacité de tirer tout le parti possible de sa croissance actuelle. Pourtant, l’Afrique continue d’attirer un volume croissant d'investissements directs étrangers de partenaires du Sud comme la Corée ou la Turquie. Le pays qui investit le plus actuellement en Afrique est la Malaisie, avec 19 milliards de dollars, suivi de près par l'Afrique du Sud, avec 18 milliards de dollars États-Unis. En 2011, le taux de rendement des IDE en Afrique (9,3 %) était le plus élevé de toutes les régions du monde. La moyenne mondiale était de 7,2 %, soit 8,8 % en Asie, 7,1 % en Amérique latine et dans les Caraïbes, et 4,8 % dans les pays développés. L'image de l’Afrique change donc lentement mais sûrement ; cette image est de moins en moins celle de l’enfant pauvre et misérable, et de plus en plus celle de la région où il faut investir.
Les partenariats avec les autres pays du Sud sont de plus en plus importants. L'Afrique peut tirer des leçons des succès et des échecs de ces pays et s’en inspirer pour son propre développement. Par exemple, le programme brésilien Bolsa Familia, mis en place sous la présidence de Lula da Silva, a utilisé les transferts de fonds pour réduire la pauvreté en établissant un lien entre le développement social, le progrès économique et l'éducation, dans un vaste processus qui est parvenu à tirer 50 millions de personnes de la pauvreté. Alors qu’en Chine, au Brésil et en Inde, la productivité des terres est respectivement passée de 1,21; 1,35 et 0,95 tonnes par hectare à 5,52; 4 et 2,53 tonnes par hectare au cours des cinquante dernières années, cette productivité n’est encore que de 1,5 tonnes par hectare en Afrique. Les liens de plus en plus nombreux que l’Afrique tisse avec les autres pays du Sud sont particulièrement importants dans le contexte de la crise de la dette qui frappe l’Europe, de la lenteur de la reprise de l'économie mondiale et des signaux de plus en plus nombreux que reçoivent les investisseurs, qui les poussent à diminuer leurs investissements sur les marchés spéculatifs, compte tenu de la réduction de l’assouplissement quantitatif.
La création de partenariats avec d'autres pays en développement remonte certes à la Conférence de Bandung de 1955, mais à l’époque, ces relations étaient surtout d’ordre politique. À la fin de la guerre froide, l’Afrique s’est engagée dans de nouvelles solutions de partenariat avec le Sud, inspirées par des considérations plus économiques que politiques. Le fait que le commerce total des marchandises de l'Afrique avec le Sud (hors commerce intra-africain) soit passé de 34 milliards de dollars en 1995 à 283 milliards de dollars en 2008, soit un tiers de l'ensemble des échanges totaux de l'Afrique, confirme bien cette évolution.
L'Afrique doit toutefois être consciente des difficultés et des handicaps que peut entraîner l'ouverture de ses frontières à ses partenaires. De nombreuses études ont montré les conséquences néfastes de l’arrivée massive de produits bon marché sur les marchés africains, ainsi que ses effets destructeurs sur le fragile tissu industriel africain. Par exemple, une étude récente réalisée par le Consortium pour la recherche économique en Afrique sur les relations commerciales de la Chine avec Maurice a certes mis en évidence le fait que les importations bon marché ont profité aux consommateurs, mais elle a surtout montré que les importations chinoises ont entraîné de lourdes pertes pour l'industrie locale de Maurice, où les petites entreprises, notamment du secteur de la confection, des chaussures et des meubles, ont perdu des parts de marché. Une étude consacrée aux relations d'investissement Chine – Nigéria a abouti à des constatations analogues. .
Il faut que les politiques commerciales tiennent compte du fait que l'arrivée sur les marchés africains de produits manufacturés bon marché provenant des économies émergentes mettent en danger les entreprises nationales. Toutefois, les importations bon marché de ces pays peuvent s’avérer avantageuses pour l’industrialisation de l'Afrique si elles sont avant tout de nature industrielle.
Systématiser la stratégie de coopération
Afin de garantir une situation où tous les partenaires sont gagnants, l'Afrique doit s’employer à concevoir avec grand soin ses nouveaux accords de partenariat avec les pays en développement. Que ce soit sur une base bilatérale, par le biais des commissions économiques régionales ou au niveau du continent, elle doit impérativement mettre au point des plans viables d’engagement avec ses partenaires. Le monde ne va pas attendre que l'Afrique ait mis de l’ordre dans ses affaires. En 2006, la Chine a publié un livre blanc officiel sur sa politique africaine, qui couvrait un large éventail de domaines dans lesquels elle avait décidé de collaborer avec le continent africain, domaines qui allaient de l'aide et de l’allègement de la dette à la promotion de la culture et de la langue chinoise, ainsi qu’au tourisme et à la mise en place d’alliances. Premier du genre dans l'histoire des relations diplomatiques sino-africaines, ce livre blanc a concrétisé la volonté de la Chine d’améliorer sa coopération avec l’Afrique sur le long terme. Il a été, pour Pékin, l’occasion de montrer au monde entier que l'objectif de sa politique africaine était « de créer et de développer un nouveau type de partenariat stratégique avec l'Afrique » fondé sur la promotion des intérêts fondamentaux des deux parties. Dans la foulée, à l’occasion du 50e anniversaire du début des relations diplomatiques entre la Chine et l'Afrique, en 2012, la publication d’un autre document d'orientation a renforcé et confirmé le rôle du partenariat entre ces deux nations en développement.
L'Afrique doit suivre cet exemple. Il faut que les pays africains veillent à orienter leur partenariat avec les pays en développement dans le sens du programme de transformation de l'Afrique. Ce souci doit guider et compléter les politiques nationales et régionales actuelles qui visent l'intégration. Les organisations régionales telles que l'Union africaine doivent exercer leur rôle de coordonateurs pour favoriser la conclusion d’accords contraignants entre leurs États membres, concernant un ensemble de conditions normalisées relatives à la participation des partenaires étrangers à l’activité du continent, que ces partenaires soient nouveaux ou traditionnels. Cette démarche collective peut également être mise à profit, par exemple, pour élargir le champ des investissements industriels utilisés par les pays nouvellement industrialisés d'Asie dans le cadre de leur transformation économique.
À cet égard, les engagements de l'Afrique doivent être formulés précisément et gérés dans le cadre d'une stratégie globale de développement visant la transformation économique. Un programme de transformation clair qui permette à l'Afrique de passer d'une société largement agraire, dépendant fortement des ressources primaires, à un modèle économique fondé sur l'industrie et les services modernes, porté par une importante création d'emplois et une répartition plus équitable des revenus. Pour ce faire, l'Afrique doit axer ses priorités sur l’interaction avec les partenaires traditionnels et émergents, formuler clairement ses besoins de développement pour ce qui est des infrastructures, de l'éducation et de la formation, de la santé, des finances et d'autres domaines essentiels.
Il faut parvenir à une situation gagnant-gagnant. L'Afrique dispose de ressources naturelles, de terres, de main d’œuvre et, de plus en plus, de marchés qui ont et continuent d’avoir un intérêt stratégique pour les économies émergentes du Sud. De leur côté, ses partenaires peuvent fournir l'assistance technique et le savoir-faire dont elle a besoin pour répondre aux défis de la croissance. L'histoire des Tigres asiatiques, qui étaient naguère des pays à faible revenu et sont aujourd’hui des pays développés de premier plan, est à l’évidence riche d’enseignements pour l'Afrique. Grâce, notamment, à un système de planification publique, à des taux d'intérêt favorisant les prêts à des industries exportatrices particulières, à d’importants investissements publics dans l'éducation, au maintien de régimes tournés vers l’exportation et à une faible imposition, ces pays ont montré la voie d’une industrialisation rapide.
Il est heureux que le renforcement de la coopération pour le développement entre l'Afrique et ses partenaires corresponde aux objectifs de croissance de la transformation économique. Dans un tel contexte, l’Afrique devrait s’efforcer prioritairement de cerner les modes de coopération avec les partenaires présentant le potentiel le plus important pour favoriser sa transformation, fournir les investissements nationaux nécessaires pour compléter cette coopération et dialoguer avec les partenaires extérieurs collectivement afin d’optimiser les avantages d'une telle coopération.
Le partenariat stratégique global entre l’Afrique du Sud et la Chine s’inscrit dans le cadre d’un accord modèle en vertu duquel la Chine augmentera ses investissements dans l'industrie manufacturière sud-africaine et encouragera la création d'activités à valeur ajoutée. S’ils sont axés sur la valeur ajoutée, de tels investissements peuvent orienter l’intérêt que suscitent les ressources naturelles de l'Afrique vers des activités productives offrant au continent une participation plus importante aux chaînes mondiales de valeur ajoutée.
Comme la possibilité de disposer de prêts et de financements externes provenant de marchés émergents augmente, l'Afrique doit veiller à ce que les nouveaux projets d’emprunts comportent un puissant potentiel de création d'emplois, à même d’absorber le nombre croissant de jeunes arrivant sur le marché du travail. Il faut que le contexte politique africain offre un cadre économique stable et peu coûteux, propice aux investissements et capable d’attirer les emplois que devrait susciter la relocalisation liée à la hausse du coût de la main d’œuvre en Asie.
Il est essentiel que le continent renforce son intégration régionale, partage une vision commune et mette en place un cadre global définissant son engagement avec les partenaires traditionnels et émergents s’il souhaite que ces partenariats soient utiles à sa population et veut être à même de résoudre les éventuelles difficultés d’une telle coopération.