La nécessité pour l’Afrique de s’engager résolument sur la voie de l’industrialisation se fait plus impérieuse à présent qu’il faut consolider les normes de croissance actuelles. À condition de bénéficier en amont et en aval de liens soigneusement établis, l’industrialisation a le potentiel de diversifier les économies et de réduire leur vulnérabilité aux chocs externes. À la CEA, nous œuvrons en faveur de l’industrialisation et nous ne nous en excusons pas. Nous sommes convaincus que, correctement menée, elle ouvre des possibilités de règlement pour la plupart des nombreuses difficultés de l’Afrique. Elle peut faire reculer la pauvreté, en traitant les inégalités découlant de l’économie de rente qui persiste dans de nombreux pays, et permettre de passer rapidement à une économie verte. Un certain nombre de mythes sont agités dès lors qu’il s’agit d’expliquer pourquoi l’industrialisation de l’Afrique a pris tant de retard. Je tiens donc à faire la lumière sur quelques idées fallacieuses qui continuent de freiner cet élan – d’abord en les exposant, puis en donnant les raisons pour lesquelles ces affirmations ne correspondent en aucun cas à la réalité.
Mythe 1 : L’industrialisation est une notion à la mode, dans le milieu du développement, mais on aura tôt fait de l’oublier
La position adoptée par les États africains au sujet des approches du développement continue d’évoluer sur les plans stratégique et politique. Nous nous souvenons d’expressions du moment, comme « ajustement structurel », « effet de ruissellement » ou encore « stratégies de réduction de la pauvreté », qui ont influencé les orientations politiques à l’échelle nationale. En revanche, bien que l’industrialisation ait toujours été citée dans les documents relatifs au développement, elle va pour la première fois occuper une place centrale. Nous le constatons car l’appel de l’industrialisation est dorénavant associé à une transformation structurelle de l’État. Le Plan d’action pour le développement industriel accéléré de l’Afrique, soutenu par l’UA, la CEA, la BAD et le NEPAD, démontre combien la relation entre industrialisation et transformation structurelle est prise au sérieux. Ce Plan d’action repose sur quatre piliers : exploiter les richesses propres de l’Afrique en matière de ressources naturelles comme base de la transformation industrielle; établir un système infrastructurel qui inclue l’énergie et les transports; accentuer la recherche et le développement ainsi que l’adaptation technologique; et promouvoir le renforcement du secteur privé, en particulier le rôle des petites et moyennes entreprises. On a bon espoir que ces déclencheurs entraîneront la transformation structurelle des économies du continent. Dans les années 1970, la Corée n’avait ni les compétences ni les matières premières requises pour bâtir une industrie navale de classe mondiale, mais elle a pourtant décidé de suivre cette voie en s’appuyant sur une politique judicieuse. Aujourd’hui, la Corée du Sud est l’une des trois nations les plus puissantes dans le domaine de la construction navale. C’est un exemple à considérer. Même s’il nous faut des solutions et des priorités spécifiquement africaines, nous pouvons tirer des enseignements d’une telle réussite.
Mythe 2 : L’industrialisation est tout ce dont nous avons besoin pour notre développement
Les pays africains doivent commencer à voir l’industrialisation comme un outil de transformation sociale et économique de leurs sociétés, avec la transformation structurelle pour produit final. La manière dont Deng Xiaoping a transformé l’économie chinoise illustre bien la nécessité d’aborder l’industrialisation dans le cadre plus large d’une entreprise de développement intégrée et intergénérationnelle. En ce sens, je définis la transformation structurelle comme une évolution remarquable de la composition sectorielle du PIB, où la part du secteur primaire dans l’emploi et la production bascule vers l’industrie et les services. Une transformation structurelle s’opère en se concentrant sur des éléments clefs du développement, dont l’industrialisation. Nous devons encore surmonter une difficulté d’ordre démographique et en faire un avantage, et travailler à la cohésion sociale, qui advient lorsque l’on réduit les inégalités, que l’on accueille et met à profit la diversité et que l’on renforce la sécurité humaine et la gouvernance participative.
Mythe 3 : Les pays africains ont tenté de s’industrialiser par le passé et ont essuyé un échec, alors pourquoi cela fonctionnerait-il à présent ?
Dans les années 1960, l’Afrique nouvellement indépendante a imité d’autres régions du monde et s’est lancée dans un processus d’industrialisation en vue de limiter sa dépendance aux importations. Il en a résulté des progrès considérables, qui se sont toutefois heurtés, au bout d’un moment, aux limites du modèle et de l’économie politique mondiale. C’est pourquoi l’Afrique doit aujourd’hui avoir conscience que le contexte international est très différent. Il lui faut d’autres modèles, qui exploitent ses points forts et répondent à son besoin de transformation. Le programme Bolsa familia, qui a extrait de la pauvreté 30 millions de Brésiliens, avait été conçu de manière à obtenir une croissance économique fondée sur l’égalité sociale. Avec près de 90 % d’Africains qui dépendent encore en grande partie du secteur agricole, une industrialisation axée sur les produits de base est de nature à tirer le meilleur de ce qui fait notre force. En outre, elle offre la possibilité de créer d’emblée de la valeur ajoutée et d’exploiter de multiples façons les filières ainsi ouvertes. La décision prise par le Botswana d’ajouter de la valeur aux diamants bruts avant de les exporter a eu pour effet que 6 milliards de dollars supplémentaires issus de ce commerce transitent dorénavant par les centres financiers du pays, d’où des emplois créés et une nouvelle impulsion donnée aux secteurs des infrastructures et du tourisme.
Mythe 4 : L’Afrique arrive trop tard pour l’industrialisation, à une époque où l’on ne peut plus se permettre de polluer l’environnement
Le monde a changé depuis le temps de la révolution industrielle. Le fait de rejoindre tardivement le club donne à l’Afrique la possibilité de s’industrialiser différemment. Il ne s’agit pas de privilégier des modèles de substitution à l’importation ou à l’exportation. Le nouveau modèle d’industrialisation doit être plus proche des centres de production des produits de base, en cherchant à faire un pas de géant sur le plan technologique et en ayant à l’esprit les marchés porteurs africains. Il importe de garantir des liens forts en amont et en aval et, naturellement, de comprendre la sophistication des chaînes de valeur mondiales.
Mythe 5 : La croissance économique actuelle de l’Afrique créera de nouveaux emplois
Au vu des estimations de croissance démographique, l’Afrique devra créer jusqu’à 10 millions d’emplois chaque année dans le secteur structuré de l’économie à mesure que les jeunes seront plus nombreux à entrer sur le marché du travail. Les modèles de croissance économique qui ont actuellement cours ne créent pas assez d’emplois modernes. En fait, les économies africaines qui connaissent la croissance la plus marquée sont également celles qui présentent les taux de chômage les plus élevés chez les jeunes. Bien qu’elle soit robuste dans de nombreux pays, la croissance est entraînée par une consommation interne qui ne profite pas à tous. Pour inverser cette tendance, il convient d’adopter une approche de la planification qui se concentre sur la modernisation des économies en important davantage de produits manufacturiers d’autres parties du monde où les valeurs unitaires augmentent rapidement et en commençant à positionner l’Afrique par rapport à ses ressources naturelles et à son potentiel en termes d’énergies renouvelables. Ces richesses, combinées à une main-d’œuvre plus jeune, mieux éduquée, urbanisée et connectée, sont sans équivalent.
Mythe 6 : Les investisseurs ne sont pas attirés par l’Afrique, un marché risqué
Depuis 2007, les investissements intra-africains ont augmenté à un taux composé de 32,5 %; l’Afrique du Sud est en tête, avec 18 milliards de dollars investis dans plusieurs secteurs, suivie de près par le Maroc et le Nigéria. En 2011, le taux de rendement sur les investissements étrangers directs intérieurs en Afrique (9,3 %) était au plus haut par rapport à d’autres régions du monde – 8,8 % en Asie, par exemple, et 4,8 % dans les pays développés. La chose est importante car cela signifie que les Africains ne se contentent pas de s’affirmer au niveau du discours politique. Ils investissent également plus dans leur propre continent. Par chance, d’autres suivent. Les investissements étrangers directs atteindront 50 milliards de dollars cette année, montant le plus élevé jamais enregistré. De plus en plus nombreux sont ceux qui comprennent qu’investir en Afrique n’est pas une décision aussi risquée qu’il peut y paraître. En fait, elle offre le meilleur des retours sur investissement. Il faut simplement que le continent se présente sous un jour plus favorable et se vende plus efficacement.
Pour conclure, si les nouvelles sont bonnes en ce qui concerne la croissance, l’Afrique veut toutefois plus, et a besoin de plus. Il est impératif qu’elle soit en mesure de relever le défi de l’industrialisation et de la croissance alors que sa population et ses villes connaissent elles-mêmes une croissance sans précédent. Elle veut plus car elle réalise qu’il lui faudra se montrer plus rapide que toute autre région du monde. Elle a besoin de plus car il est grand temps que nous imprimions à l’histoire du continent, jadis sans espoir et maintenant en plein essor, un changement véritable qui prouvera que les sceptiques avaient tort.
L'article suivant a été publié dans le magazine virtuel “Making it” de l'Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel, le 27 novembre 2013, http://www.makingitmagazine.net.