Pour l’économiste Vera Songwe, les pays africains doivent accélérer le développement des nouvelles applications pour cibler les plus vulnérables.
Les technologies numériques ont le potentiel de transformer nos systèmes de santé et d’éducation débordés, et de poser les bases de la réussite économique. Mais, trop souvent, l’enthousiasme suscité par une nouvelle application ingénieuse, pour la salle de classe ou la clinique, occulte le fait que la technologie à elle seule n’est pas la panacée.
Dans de nombreux secteurs, santé et éducation compris, l’efficacité des technologies dépend en premier lieu des systèmes managériaux et administratifs qu’elles supportent. Si quelque chose ne fonctionne pas dans une autre partie du système, le problème ne sera pas résolu en donnant une tablette à un enseignant ou un professionnel de la santé.
Telle est la conclusion de « Disruptions positives : santé et éducation à l’ère numérique », le nouveau rapport publié par la Pathways for Prosperity Commission. Cette publication examine les divers usages de la technologie dans les services de santé et d’éducation des pays en développement, et prône l’adoption à grande échelle des innovations les plus prometteuses afin d’en faire profiter équitablement l’ensemble de la population.
Pour vraiment transformer les services de santé et d’éducation par l’innovation, les gouvernements doivent adopter une approche holistique et réfléchie et se focaliser proactivement sur ceux qui sont actuellement laissés pour compte, surtout les femmes et les filles. Ils doivent tirer des enseignements des succès, mais aussi des échecs qui jonchent la voie de la réussite.
Un continent de start-up
Une chose est sûre : nous ne sommes pas en manque de créativité. Comme le rapportent ces pages, l’Afrique est en train de devenir un continent de start-up, et nous pouvons nous targuer d’un nombre croissant de success stories où les technologies numériques sont étroitement intégrées dans des systèmes de santé et d’éducation bien conçus qui aident les patients et les élèves à prospérer.
Au Mali, l’association à but non lucratif Muso Health surmonte les obstacles à l’accessibilité des soins de santé en offrant des soins gratuits à domicile et en déployant des agents de santé communautaires pour aller à la rencontre des plus vulnérables. Son action a entraîné une réduction de 90 % de la mortalité infantile dans les zones périurbaines. Les outils numériques de monitoring et de suivi des dossiers ont permis à Muso Health d’amplifier et d’élargir ce programme. En Ouganda, une application webmobile a augmenté de 28 à 70 % la proportion des naissances enregistrées dans tout le pays, permettant ainsi aux agents de santé de tenir des dossiers médicaux sur un nombre croissant d’habitants.
Dans le domaine de l‘éducation, l’impact de la technologie est transformationnel. Au Kenya, le programme d’alphabétisation Tusome a fait appel à des outils pédagogiques numérisés et à un système de retour d’informations des enseignants par tablette pour augmenter de plus de 25 % la performance d’apprentissage des élèves. Et au Malawi, l’apprentissage personnalisé et adaptatif par tablettes solaires dispensé par l’organisation Onebillion (qui a récemment remporté conjointement le Global Learning Xprize) a fortement amélioré l’enseignement des mathématiques et de la lecture dans les écoles primaires, ainsi que réduit l’écart de performance entre les filles et les garçons.
Une démarche globale
Des progrès ont également été réalisés au niveau du développement de partenariats public-privé pour l’élargissement de ces initiatives, bien que la durabilité demeure parfois problématique. Le programme Schoolnet Africa du New Partnership for Africa’s Development (Nepad) a été l’un des premiers à investir dans des programmes de démonstration des technologies de l’information et de la communication dans les écoles, en coordination avec des multinationales privées telles que AMD, Cisco, HP, Microsoft et Oracle.
Il est clair que, pour être efficaces, les innovations doivent être déployées à la suite d’une analyse approfondie du problème et faire partie d’une démarche globale pour la résolution de ce problème. Pour comprendre les problèmes et mesurer l’impact des réponses, il est évidemment essentiel de disposer des données adéquates, mais la technologie n’est pas suffisante à elle seule. Il faut aussi des gens intelligents pour définir la vision, déployer les technologies nécessaires, identifier les données à collecter et utiliser les données détenues.
Au-delà des récents succès à très petite échelle, les innovations dans le domaine de l’apprentissage automatique, des algorithmes et des technologies de communication vont, dans un avenir proche, nous permettre d’entièrement révolutionner la prestation des services de santé et d’éducation. Il est désormais possible d’envisager des systèmes d’apprentissage à base de données hautement réactifs, avec boucles de rétroaction à tous les niveaux, qui ciblent les plus vulnérables afin d’offrir des solutions de santé et d’apprentissage personnalisées, et souvent virtuelles.
Le moment est venu d’élargir ces initiatives. Pour exploiter le potentiel de leurs innovateurs, les pays africains doivent accélérer le développement des infrastructures numériques. Les gouvernements doivent établir sans tarder les normes et les règles nécessaires en matière de respect de la vie privée et de protection, gouvernance, collecte et coordination des données. A ce tournant décisif de notre histoire, nos leaders doivent faire preuve de vision. Les décideurs africains ont besoin d’une stratégie de services numériques éclairée à l’échelle des systèmes.
Il est essentiel que les gouvernements prennent, dès aujourd’hui, des décisions à long terme pour éviter le déploiement coûteux de nouvelles technologies numériques qui risqueraient d’exacerber les échecs et les inégalités des systèmes actuels, et de constituer une source de distraction pour les décideurs. L’investissement dans des infrastructures appropriées fera de la technologie une force de « disruption » positive vers des systèmes plus efficaces et plus équitables qui doteront l’Afrique des compétences dont elle a besoin à l’ère numérique.
Vera Songwe est secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies et observatrice officielle de la Pathways for Prosperity Commission sur la technologie et le développement inclusif.