Par David Luke et Gerald Masila
Le 21 août 2019, la frontière entre le Nigéria et le Bénin à Seme-Krake a été fermée sans préavis. Cela faisait partie d’une répression plus large menée par les autorités nigérianes visant à fermer toutes les frontières terrestres entre le Nigéria et ses pays voisins. Aujourd’hui, plus de deux mois plus tard, la frontière reste fermée, avec des véhicules entassés de chaque côté. La fermeture de la frontière est bien connue à Seme-Krake, mais il s’agit de la plus longue fermeture depuis une quarantaine d’années.
Cette longue fermeture reflète des fractions profondes dans le système commercial transfrontalier. Les fissures à Seme-Krake sont particulièrement profondes puisque la frontière alimente le Corridor CEDEAO Abidjan-Lagos.
Selon des sources proches de la frontière, le but principal de la fermeture est de mettre un terme au trafic de marchandises de contrebande en provenance du Bénin, ce qui compromet les politiques agricoles du Nigéria, menace la création d’emplois et entrave la récupération des revenus et la sécurité.
Le trafic de riz est particulièrement controversé. En fait, le riz figure en tête de la liste des produits de contrebande délivrés par les autorités nigérianes. Le pays a investi des ressources importantes dans l’expansion de la production de riz, mais ces efforts sont sapés par le trafic en provenance du Bénin. Le riz pénétrant sur le territoire est de contrebande car il n’est pas produit au Bénin. Il provient de l’extérieur de la région de la CEDEAO et ne répond donc pas aux exigences des règles d’origine pour pouvoir bénéficier de la franchise de droits. Le Bénin importe du riz provenant de l’extérieur de la CEDEAO à des tarifs moins élevés que le Nigéria. Ce riz entre au Nigéria par des voies non officielles et est ensuite vendu à des prix inférieurs à ceux du marché.
Un seul voyage à la frontière de Seme-Krake et des routes commerciales environnantes suffisent à prouver que le trafic est un problème très réel, qui nécessite des mesures ciblées. La fermeture générale de la frontière à tous les échanges n’est toutefois pas le bon remède.
En effet, depuis la création de la CEDEAO en 1975, la région a considérablement accompli des progrès en matière d’intégration régionale. Les quinze pays membres de la CEDEAO sont devenus un système interdépendant. La fermeture de la frontière de Seme-Krake a donc des répercussions importantes.
Premièrement, la fermeture de la frontière bloque le commerce de toutes les marchandises, pas seulement des produits de contrebande tels que le riz et la volaille congelée. Ceci est basé sur le fait que les camions entrant au Nigéria ne respectent pas la Convention de la CEDEAO relative au transit routier inter-États des marchandises, qui exige que toutes les marchandises soient conteneurisées et scellées au point d’origine jusqu’à la destination finale. Le Gouvernement nigérian a maintenu ses ports maritimes et ses aéroports ouverts aux importations autres que de contrebande, car ils disposent d’installations de numérisation nécessaires pour l’inspection de toutes les marchandises importées. Mais cela n’est pas une alternative réaliste pour la plupart des commerçants. Les produits agricoles de base essentiels tels que le maïs, le blé et le manioc, qui bénéficient du statut de franchise de droits au sein de la CEDEAO, ne sont donc plus échangés dans les deux sens. Cela a des conséquences négatives sur la génération de revenus et la sécurité alimentaire. Cette fermeture remet également en question l’ensemble du fonctionnement du schéma de libéralisation des échanges de la CEDEAO (ETLS). La visite à Seme-Krake a permis de se rendre à l’évidence que la majorité des camions bloqués du côté de la frontière béninoise transporte des marchandises qui ne sont pas des marchandises de contrebande et qui ne sont pas importées de l’extérieur du Bénin. Une commerçante de 9 camions de noix de coco saisis s’est plainte du fait que son commerce soit bloqué depuis deux mois, engendrant ainsi des coûts imprévus énormes et des pertes irrécupérables.
Deuxièmement, l’intégration régionale a facilité le développement de chaînes de valeur régionales transfrontalières. Une grande partie des marchandises provenant du Bénin sont des produits agricoles bruts, dont certains servent à nourrir l’industrie de transformation agroalimentaire en pleine croissance du Nigéria. Cela signifie que la fermeture de la frontière terrestre pourrait en fin de compte aller à l’encontre de son objectif principal consistant à soutenir l’agro-industrie et l’emploi. Sans marchandises agricoles venant du Bénin et franchissant la frontière, l’offre d’intrants pour l’agroalimentaire sera plus faible, entraînant ainsi des coûts de production plus élevés. La seule option de réacheminement vers les ports maritimes ou les aéroports se traduira de la même manière par des coûts de production plus élevés pour les industries nigérianes.
Troisièmement, les infrastructures frontalières dures cachent les liens forts et indestructibles et les liens entre les communautés frontalières de part et d’autre de Seme-Krake. Cela a donné naissance à une microéconomie basée sur le commerce transfrontalier informel. Ce commerce est de petite échelle, fluide et non soumis aux procédures officielles de franchissement de la frontière. Contrairement aux grosses cargaisons du commerce formel, les femmes qui se déplacent avec de lourdes charges de plantains et des tissus sur la tête traversent encore la frontière. Pourtant, ce n’est pas sans défi. Le temps nécessaire pour franchir la frontière a plus que doublé et le harcèlement des fonctionnaires des douanes a considérablement augmenté. Le déploiement de la carte d’identité biométrique nationale récemment testée auprès de la CEDEAO dans toutes les communautés transfrontalières contribuera à identifier les commerçants originaires de pays proches de la frontière, qui n’ont peut-être pas de passeport ni d’autres moyens d’identification officiels.
Quatrièmement, le Nigéria détient le titre du plus grand fournisseur de marchandises échangées le long du Corridor Abidjan-Lagos. La fermeture de la frontière de Seme-Krake a coupé l’origine et l’approvisionnement de nombreux produits semi-finis et manufacturés aux marchés transfrontaliers du Bénin, Togo, Ghana et de la Côte d’Ivoire. La Commission économique pour l’Afrique (CEA), la Banque africaine d’import-export (AFREXIMBANK) et le Conseil des céréales de l’Afrique de l’Est (EAGC) mènent actuellement un exercice pilote de collecte de données informelles sur le commerce transfrontalier le long du Corridor. Les communautés frontalières et les agents des douanes engagés dans le processus soulignent l’impact important de la fermeture de la frontière de Seme-Krake sur les volumes et les prix des marchandises échangées de manière informelle et officielle le long du Corridor. Certains ont qualifié cette situation de série à effets résultant de l’interdépendance des économies de la CEDEAO. Si les frontières terrestres du Nigéria ne sont pas rouvertes rapidement, ses pays voisins pourraient s’adresser à d’autres fournisseurs pour combler les lacunes actuelles créées par ladite fermeture. Si cela se produit, à l’ouverture de la frontière, il sera peut-être trop tard pour que les fournisseurs nigérians reprennent leur part du marché. Le Nigéria aura certainement accusé un grand coup.
Si une fermeture généralisée de la frontière de Seme-Krake n’est pas un remède adéquat pour réparer les fissures dans les relations commerciales entre le Bénin et le Nigéria, quel est le remède approprié ? Le trafic le long des routes commerciales non officielles a considérablement diminué, mais comme le souligne cet article, cela n’a pas coûté très cher.
Au lieu de cela, la plainte principale du trafic doit être traitée par des mesures spécifiques et ciblées. Le Gouvernement nigérian exhorte le Bénin à signer un accord qui engage le pays à ne pas importer de marchandises faisant l’objet d’un trafic illicite. Cependant, la mise en œuvre effective d’un tel accord nécessitera le déploiement de forces de sécurité des deux pays sur toute la longueur de la frontière poreuse. Ce sera un exercice utile, mais pas bon marché. Des mesures plus rentables, et visant à favoriser l’intégration régionale, consisteront à appliquer pleinement le tarif extérieur commun de la CEDEAO, entré officiellement en vigueur en 2015. Cela signifierait que toutes les marchandises importées de l’extérieur se verront appliquer le même tarif au Bénin et au Nigéria. Cela contribuera grandement à éliminer les écarts de prix injustes qui incitent actuellement au trafic. Dans le même temps, les gouvernements doivent continuer à investir massivement dans la transformation de l’agriculture afin de stimuler la production et la compétitivité locales. Cela éliminera la nécessité de recourir à des mesures de politique commerciale pour rester compétitifs.
Enfin, les fissures à la frontière de Seme-Krake ont refait surface en raison de fissures beaucoup plus profondes dans la mise en œuvre de la politique commerciale de la CEDEAO. Pour que le système ETLS fonctionne efficacement, les autorités douanières nigérianes et béninoises doivent coopérer pour le faire respecter, notamment par le biais d’opérations conjointes à la frontière. Si le début des échanges dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) doit commencer à compter du 1er juillet 2020, un engagement politique fort et des arrangements institutionnels fiables pour maintenir les 107 frontières terrestres du continent ouvertes seront essentiels.
* David Luke est le Coordinateur du Centre africain pour la politique commerciale, de la Commission économique pour l’Afrique, basé à Addis-Abeba, en Éthiopie.
* Gerald Masila est le Directeur exécutif du Conseil des céréales d’Afrique de l’Est, basé à Nairobi, au Kenya